Poisson d'avril
Ce matin, à la salle de bain, il n'y avait pas d'eau, je suis allé vérifier le réservoir, il était vide. J'ai poussé un énorme soupir. Il va falloir attendre deux jours avant qu'on puisse le remplir. Donc aujourd'hui, pas de douche et pas de toilette, heureusement que je garde toujours un peu d'eau potable pour avoir de quoi boire. Depuis deux ans, l’eau ne coule plus librement. Plus de robinets ouverts à volonté, plus de douches chaudes qui durent une éternité. Chaque citoyen a droit à un créneau de distribution d’eau, deux fois par semaine, fixé par l’administration. Une demi-heure. Trente minutes pour remplir ce qu’on peut : un seau, un bac, une bassine. Et si tu rates ton créneau… tant pis pour toi. Les autorités parlaient d’une défaillance technique, d’un problème de distribution. Puis les excuses sont devenues plus vagues. Et puis, plus rien. Le silence.
Au début, il y a eu des cris. Des protestations, des manifestations, des files interminables devant les bâtiments municipaux. Des reportages choquants à la télévision, des débats, des promesses. Mais les gens se sont adaptés. Et dans un rien de temps, tout le monde vivait normalement avec cette nouvelle condition. Plus de protestation, plus de manifestations, plus de reportage sur cette misère.
Comme si cette réalité s'était lentement installée dans nos veines, plus profonde que l'eau elle-même. Je regarde mes bouteilles d’un litre. Trois. Peut-être trois jours si je suis économe. Mon prochain créneau est dans deux jours, samedi à 7h30.
J'étais installé devant la télévision avec ma mère, nous regardons une série pour passer le temps, puis le signal a coupé d'un coup. Un bruit assourdissant a immédiatement suivi, comme si la télé hurlait sans son. Nous avons sursauté. L’écran est resté noir une seconde, deux peut-être. Puis, la lumière a jailli, aveuglante, blanche, presque trop pure pour être réelle.
Et là, au centre du plateau, le président. Seul. Immobile. Son visage pâle figé par une expression que je n’arrivais pas à lire. Il ne souriait pas. Il ne semblait pas non plus inquiet.
Nous nous sommes regardés, ma mère et moi. Un regard court, instinctif. Puis, sans un mot, nous avons tourné de nouveau les yeux vers l’écran. Il regardait une feuille devant lui, il semblait aussi porter un regard sur quelqu'un derrière les caméras, puis il commença son discours :
"Mes chers concitoyens,
Si vous voyez ce message, c’est que la sécurité nationale vient d’activer le Protocole Céleste, un niveau d’alerte maximal. Jusqu’à maintenant, nous avons choisi de vous protéger par le silence. Ce silence a duré deux ans. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous taire. L’eau ne manque pas par hasard.
Depuis deux ans, notre planète est victime d’une extraction massive et clandestine… menée par une intelligence non humaine.
Il s’agit d’une entité extraterrestre, dont la présence a été confirmée en mars 2023 par nos satellites de surveillance orbitale. Elle est invisible à l’œil nu, mais elle est là — dans notre atmosphère, sous notre sol, infiltrée dans nos systèmes. Nous somme donc en guerre. Il est donc nécessaire de suivre les instructions suivantes :
Premièrement, préparez vos provisions en nourriture et en eau, ensuite levez vous de votre place, souriez et réjouissez vous ! Ceci était un Poisson d'avril !
À partir de demain, l’eau reviendra comme avant. Nous avons pu régler le problème. Le rationnement est terminé. Les réserves sont stabilisées. Tout est revenu à la normale.
Merci de votre patience, de votre discipline et de votre sens de l’humour."
Fin de la transmission.
On entendait des rires venant du plateau puis on reprit la série qui passait tout à l'heure. Ma mère s'est levée et alla voir la voisine, elles injuriaient de tous les mots le président, criant sa stupidité et son sens de l'humour très borné. Quant à moi, je restais là, sur le canapé, ne savant quoi penser de tout cela. Il est vrai que revenir à la normale est très réjouissant. Mais pas comme ça. Pas avec une mise en scène aussi tordue. Pas après deux ans de silence, de soif, de peur. Pas avec ce fond blanc aveuglant et ce regard vide à l’écran.
Je ne savais plus comment ni quand je me suis endormi, sur le canapé même. Je suis allé à la cuisine pour boire un verre d'eau, d'un geste presque oublié, j'ouvris le robinet et l'eau coulait devant moi. Pris de stupéfaction, je laissai l'eau couler un bon moment avant de fermer le robinet. Je ne cessais de penser au discours du président, et puis ce plateau et cette lumière, comme si je croyais plus en ce qu'il a dit que à la blague elle même. Mais l'eau vient de couler devant moi, prouvant peut-être ses dires.
La matinée s'annonçait bien joyeuse avec l'odeur du café préparé par ma mère qui s'échappait de la cuisine, le bruit de la machine à laver qui s'était fait de plus en plus rare. Dehors, tout est en harmonie. J'avais décidé de camper près du lac avec Stéphane et Mathieu.
Le bois semblait si calme, si détendu, on entendait rien, vraiment rien, même pas le chant des oiseaux ou des criquets. Nous nous sommes installés, Mathieu et Stéph se jetèrent dans le lac, et moi je savourais une bière, puis une deuxième, puis une troisième et le paquet. Je n'osais rien faire, de peur de créer un déséquilibre quelconque. Je ne sais même pas comment cette idée m'était venue à l'esprit. J'avais l'impression qu'il faisait terriblement chaud pour un avril, je sentais les rayons de soleil transpercer ma peau et l'arracher. Je me redressai et appelai Mathieu et Stéph, pas de réponse, je décidai de plonger pour les chercher.
Dans l'eau, ma vue se brouillait, comme enveloppée d'une teinte rouge qui m'empêchait de voir clairement. Je sortis, j'avais mal, terriblement mal, je saignais, ma peau était pelée. Cette impression que j'ai eu n'était pas une impression mais bien la réalité. Ma peau était bel et bien arrachée, mais mains étaient brûlées mais je n'eu pas le temps d'observer tout cela car des cris s'élevaient au loin, de la fumée envahit le bois rendant la respiration impossible, je courus sans savoir ou j'allais. Il me semble que j'ai couru jusqu'à la sortie de la ville, ma vision était troublée, il y avait des voitures encombrées partout. Mes jambes cédèrent. Je m'effondrai.
En ouvrant les yeux, je voyais des jambes courir, avant d'être complètement brûlées. J'essayais de me lever mais ma peau collait au sol, je m'efforçai à l'arracher, puis dégoulinant de sang, je continuais à marcher au milieu des corps brûlés. L'odeur m'a envahi, leur souffrance était aussi la mienne. Quelques dernières pensées me traversèrent l'esprit, je savais très bien que c'étaient les dernières. Le discours du président qui n'était clairement pas une mise en scène. Était-il forcé ? Nous a -t-il sacrifié ? Pensait-il qu'on avait assez d'intelligence pour comprendre cette fausse blague ou simplement voulait-il qu'on vive un dernier jour de paix. Puis j'ai pensé à ma mère à tout ce qu'elle aurait pu dire maintenant, elle avait toujours cette façon de rendre tout drôle, je suis sûr qu'elle aurait dit : Eh bien dis donc ! Sacré Barbecue.
De loin, une lumière blanche s'approchait, à la vitesse d'un train émettant un bruit assourdissant puis le noir total.
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